ti… amo
DANS LE CERVEAU EN SURCHAUFFE D’UNE JOURNALISTE FRANÇAISE QUI N’A PAS FAIT ITALIEN LV2, RÉFLEXE CONDITIONNÉ, LE «TI» APPELLE LE «AMO», COMME LE TOZZI APPELLE L’UMBERTO. ÇA TOMBE BIEN, LE CROONER ITALIEN EST DE TURIN, COMME CRISTINA TARDITO, ALIAS KRISTINA TI, QUI ELLE, NE CHANTE PAS, MAIS HABILLE LA RAGAZZA.
Zone industrielle de Troffarello, commune du sud-ouest de la métropole turinoise. Après la succession colorée de papiers peints à motifs floraux dans la montée d’escaliers, le bureau blanc immaculé de Cristina Tardito, inondé de lumière, symbolise tout le paradoxe de l’Italie: la balance permanente entre épure et exubérance. La styliste piémontaise, elle-même, ne déroge pas à cet équilibre: elle se livre avec une grande générosité, mais sans en rajouter.
UN PÈRE ET PASSE
Au milieu des années 80, cette «fille de» entre dans le prêt-à-porter par la grande porte. La vingtaine rebelle, elle est alors étudiante dilettante en architecture à Florence, quand son père lui propose de le rejoindre au sein de Tamigi di Moncalieri, son entreprise spécialisée dans le maillot de bain et la lingerie. “Il a trouvé une sorte d’excuse : «on a besoin de créer une nouvelle entité, haut de gamme, avec une distribution différente, tu pourrais t’en occuper…». Il a mis mon nom, je me suis sentie valorisée et suis tout de suite tombée amoureuse de cette marque. Il me connaissait bien !”
Du haut de son mètre 80, Cristina a tout de suite une vision très claire de la féminité qu’elle veut habiller : “j’aime les femmes qui font des choix et n’ont pas peur de se montrer fragiles, avec leurs défauts. Celles qui assument les jours où elles n’ont pas envie, qui se trompent et qui ne se posent pas de problème quand quelque chose ne va pas avec leur corps. Moi, je chausse du 41 et j’ai toujours du mal avec mes chaussures : souvent, elles ne sont pas super belles, mais elles donnent un point de vue sur ma personnalité !” Aujourd’hui, c’est une paire de bottines en cuir noires, dont l’air décidé, solidement ancré dans la réalité, nuance une blouse bleue marine toute en fluidité.
INDUSTRI’ELLE
L’apprentie styliste entre donc en matière avec une série de maillots, puis ajoute, au fil des saisons, une jupe, un pull, un top… Pour présenter des collections complètes à partir des années 2000. Sa patte ? Des matières naturelles, fluides, “qui tombent bien, sensuelles sans être trop sexy”, et des finitions lingerie, réalisées sur des machines qui pourraient être ses grandes sœurs. De fringantes quinquas, véritables petits bijoux de l’industrie, qu’elle présente avec fierté : “cette usine, c’est quelque chose qu’on ne trouve pas forcément ailleurs en Italie, avec un cycle complet, de la conception à l’industrialisation, en passant par le contrôle qualité.”
La fabrication, elle, se fait dans une vingtaine de laboratoires locaux que Tamigi a entraîné dans son sillage, devenant ainsi “un petit centre d’excellence du savoir-faire piémontais”, auquel des maisons de haute couture françaises ou italiennes confient aujourd’hui leur production. Une direction prise sous l’impulsion de Cristina au décès de son père, en 2014. A ce moment critique où l’entreprise perdait de l’argent, elle aurait pu vendre et se contenter d’un job confortable de consultante, mais elle a choisi de rester, avec ses 45 employés et l’envie de tout rénover. “Les dernières années avaient été plutôt dures, j’étais assez sûre de ce qu’on devait faire, mais mon père n’était pas toujours d’accord. Au lendemain de son décès, je suis donc retournée à l’usine avec l’envie de voir qui avait raison, de me confronter à la réalité”. Second départ, la styliste devient femme d’entreprise, avec le sentiment de sauter dans le vide.
VOYAGE AUTOUR DE LA MODE
En guise de parachute, un tissu de responsabilités. Ironique pour celle qui s’imaginait fille-mère, voyageant autour du Monde avec son enfant, libre et sans contrainte. L’année dernière, elle a enfin emmené sa fille de 12 ans en Afrique, et traduit le reste de ce rêve de bohème en collections. Pour incarner le printemps été 2019, des jeunes femmes aux longs cheveux détachés -comme les siens- s’évadent donc en robes vaporeuses, imprimés floraux ou déshabillés en crochet. Aujourd’hui, au prix d’énormes efforts, de choix judicieux -et d’autres moins-, tout va bien. Depuis peu de temps seulement, Cristina est à nouveau en mesure d’ouvrir la porte du bureau paternel, au rez-de-chaussée, dans lequel elle a conservé quelques meubles et la grande table sur laquelle étaient autrefois découpés les tissus. Elle a décidé d’y installer de jeunes créateurs, qui travailleront avec elle sur les collections à venir, lui ouvriront de nouveaux horizons. “Dans la vie, ce qui apporte le plus, c’est les chemins qu’on choisit et la possibilité de devenir à chaque pas meilleur qu’avant. J’ai eu peur, j’ai toujours peur, mais je suis contente d’avoir saisi cette chance et de m’être mise à l’épreuve.”
